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L'échelle de l'amour

Catherine Bensaid, psychanalyste, s’est inspirée des philosophes antiques, qui symbolisaient les niveaux de conscience par une échelle, pour définir les différents degrés de l’amour. Elle mène depuis des années une réflexion sur l’amour et a publié, avec Jean-Yves Leloup, Qui aime quand je t’aime ? (Pocket, “Évolution”, 2007).

Porneia
Du grec pornê, « prostituée »
L’amour est dévorant, comme celui du bébé, passif et dépendant, pour le sein de sa mère : on attend de l’autre qu’il nous « nourrisse ». En prenant conscience de la demande de ce « bébé » en nous, il devient possible de passer à un amour adulte, qui « croque la vie ».

Pathos
Souffrance, passion » en grec
L’amour est passionné, possessif. « Je veux tout de toi tout de suite. » Il s’agit d’une demande inquiète et obsessionnelle, car très vite on « en veut » à l’autre. Les reproches remplacent les mots d’amour. Cette passion réveille des sensations enfantines d’impuissance, d’abandon… dont il serait bon de se libérer pour atteindre un amour qui aime l’autre tel qu’il est.

 

Philia
« amitié » en grec
L’amour est amical, non parce qu’il exclut le désir, mais parce qu’il apprend à le découvrir, de part et d’autre, et à le dire. Afin que chacun puisse l’entendre et s’entendre.

Storge
« amour familial » en grec
L’amour est tendresse. Pas seulement douceur, mais aussi tension : tendre vers l’autre, être attentif, attentionné…

 

Eros
Désir des sens » en grec
L’amour est désir. L’autre est si beau, il rend la vie si belle ! Mais dès qu’il sort de cette illusion de perfection, on ne l’aime plus. L’amour véritable commence après ces premières désillusions. Dès lors, nous avons le choix : retomber dans l’amour malheureux et aveugle, demeurer dans un érotisme pulsionnel, sans partage, ou s’ouvrir à l’engagement d’une relation riche et harmonieuse.

 

Charis
« grâce, faveur » en grec
L’amour est grâce. Le bonheur d’être ensemble est un cadeau. Cet accord profond permet d’être pleinement l’un avec l’autre. Le quotidien prend toute sa saveur, se teinte de cette folie qui nous permet d’élargir l’horizon, d’aller vers l’inconnu.

Agape
« amour divin » en grec
L’amour est don. C’est la part inconditionnelle de l’amour. Là s’ouvre la porte de l’amour véritable, qui est une œuvre à accomplir. Des amours malheureuses, des instants malheureux peuvent donner le jour à un amour vrai, qui se vit dans la réalité qu’il transforme. L’amour véritable ne touche-t-il pas à l’inouï, à l’infini ?

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Sur cette échelle à dix barreaux, voyez les degrés qui résonnent pour vous et comment les développer :

1. PORNEIA • AMOUR APPÉTIT

Je te mange, je t’aime comme une bête. En grec, le premier mot pour parler de l’amour est pornéïa, le bel amour divin de l’enfant pour sa mère. Il a faim et la mange, il aime son lait et sa chaleur, l’objet maternant étant censé répondre à son besoin. L’amour commence donc par une pulsion, le désir de survivre et l’appétit de l’autre. S’il est important d’être un bon petit cochon spontané et joueur, qui joue et gambade, mord et tête la vie, il est aussi nécessaire de laisser la place à d’autres formes d’amour pour éviter de devenir un porc qui consomme l’autre ; et qui, quand il est jeté, repart aussitôt en quête d’un autre sein à téter. La question pour évoluer est : consommer ou communier ?

2. POTHOS • AMOUR BESOIN

Tu es tout pour moi, j’ai besoin de toi, je t’aime comme un enfant. Pothosajoute à la dimension pulsionnelle la dimension émotive ainsi que l’envie de posséder l’autre et d’être possédé, par besoin de reconnaissance et pour fuir l’insécurité affective : l’autre est ma possession, il est à moi, comme moi je me veux à lui. Étant possédé, on n’a plus envie de rien faire sans l’autre et on attend un amour total, inconditionnel et réciproque : souffrir c’est aimer et aimer c’est souffrir. Une forme d’exigence qui cherche un assouplissement.

3. MANIA PATHÈ • AMOUR PASSION

Je t’aime passionnément, je t’ai dans la peau, tu es à moi rien qu’à moi, je t’aime comme un fou, je ne peux pas me passer de toi. Mania pathè préfigure la passion amoureuse avec tout ce que les anciens redoutaient, y voyant là la source de tous les maux : perte de la raison et de la lucidité, désordre à tous les niveaux. Aujourd’hui cette forme d’amour a la côte dans les films et romans. Se laisser emporté et possédé par l’ébauche d’un sourire ou la douceur d’un regard, vivre passionnément et intensément, c’est affirmer le droit d’exister et d’être réellement sur terre pour quelqu’un : on est confirmé affectivement dans son existence. Enthousiaste, oui. Mais collé, englué ? Le respect peut advenir sans la dépendance, car l’amour n’a pas pour but de nous soumettre, au contraire il libère..

4. EROS • AMOUR ÉROTIQUE

Je te désire, tu me fais jouir, tu es belle, tu es beau, tu es jeune. Éros est celui qui va donner des ailes à la pornéïa pour signifier une libido qui se dégage peu à peu de l’emprise du besoin et de l’absolu. Avec éros, on entre dans le désir – desiderare signifie regretter l’absence du signe favorable de la destinée – et l’amour devient à proprement parler humain. Éros met de l’intelligence dans la pulsion, libère de l’urgence et de l’impatience, pour commencer à choisir, donc à renoncer. Éros élève – en plus d’être bête, nous sommes aussi ange – et nous éveille à l’amour du Vrai, du Beau et du Bien cher à Platon : c’est la beauté de l’âme. Si dans l’étreinte des corps, l’attirance et la pulsion naît l’amour de l’autre qu’on ne peut ni avoir, ni consommer, éros est aussi plein de manques. Alors la joie d’éros est sans doute de devenir agapè pour nous donner l’extase et la paix.

5. PHILIA • AMOUR AMITIÉ

Je te respecte, je t’admire, j’aime ta différence, je suis bien sans toi, je suis mieux avec toi, tu es mon meilleur ami, j’aime être avec toi, tu me fais du bien.La Philia, c’est aimer l’autre en tant qu’autre, ressentir plaisir et joie à son bonheur, même indépendamment de soi. S’introduit ici dans l’amour un commencement de gratuité. Dans la philia, on n’hésite pas à se mettre à nu devant l’autre, on est réciproquement en confiance et ouvert à l’écoute profonde : je te donne et je reçois, je partage ce que je suis et je reçois ce que tu es. L’amour amitié se décline en quatre nuances : philia physikè est l’amitié entre parent et enfant ; philia erotikè est l’amitié amoureuse fondée sur le jeu érotique ; philia hétairikè est l’amitié qui laisse l’autre libre d’être un peu tout et rien à la fois pour être plus ; philia xénikè est l’amitié pour l’étranger.

6. STORGÈ • AMOUR TENDRESSE

Je suis le meilleur de moi quand tu es là, j’ai beaucoup de tendresse pour toi, je suis heureux que tu sois là. La confiance ayant nourrit une bonté et bienveillance qui nous transforme, la storgè fait tout basculer avec la tendresse : ouvert à l’autre et dépassant la peur, on ose s’ouvrir à l’inconnu en soi-même. L’art d’aimer, est-ce d’être aimé et aimable ou de développer la faculté d’aimer quelles que soient les conditions extérieures ? La storgè n’agit plus en tant qu’amour dépendant d’une relation, mais comme un état d’être ou de conscience. La tendresse naît au moment où notre main, caressant et goûtant l’espace entre elle-même et le corps de l’autre, s’ouvre à ce qui nous dépasse. C’est l’espace qui fait lâcher l’état de possédé, permet la tendresse et paradoxalement rapproche au plus près. La distance intime ou le “souvenir de toi dans le creux de ma main” donne le sens à l’égard de tout ce qui vit et respire : la caresse est une façon de tenir le monde.

7. HARMONIA • AMOUR HARMONIE, BONTÉ

Que c’est beau la vie quand on aime, nous sommes bien ensemble, avec toi tout est musique, le monde est plus beau. L’harmonia préfigure une profondeur de passion et de compassion, le mélange harmonieux du Yin et du Yang qui établit la communion de l’homme avec l’esprit. La dimension sexuelle et affective se fondent dans un tout plus vaste : être un soleil qui rayonne, être amour et mélange harmonieux. Il s’agit là d’affirmer notre altérité et différence pour sortir du consensus mou : l’ennemi de la paix n’est pas le conflit, mais l’hypocrisie, le mensonge et la confusion.

8. EUNOIA • AMOUR DÉVOUEMENT, COMPASSION

J’aime prendre soin de toi, je suis au service du meilleur de toi-même. L’eunoianous tourne entièrement vers l’autre et incarne la preuve de cette grande tendresse appelée dévouement. C’est la compassion mise en acte au service du meilleur de l’autre. Aimer et servir. Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir car l’amour est le seul trésor qui augmente au fur et à mesure qu’on le dépense.

9. CHARIS • AMOUR GRATITUDE, CÉLÉBRATION

Je t’aime parce que je t’aime, c’est une joie et une grâce d’aimer et de t’aimer, je t’aime sans condition et sans raison. Avec charis, on donne et se donne avec joie : un état de grâce acquis par un amour donné entièrement et gratuitement – grâce et gratuit ayant la même étymologie. Tout est simple, l’amour coule de source et la compassion nourrit la relation. L’amour n’est plus alors la rencontre de deux moitiés frustrées ou incomplètes, mais celle de deux sujets libres et entiers. L’autre n’est plus celui qui vient combler un manque – de masculin ou de féminin – mais celui avec lequel je peux partager et célébrer une plénitude.

10. AGAPÈ • AMOUR GRATUIT INCONDITIONNEL

C’est “l’amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles”, ce n’est pas seulement moi qui aime et qui t’aime, c’est l’amour qui aime en moi. À ce stade, l’oubli de soi permet d’aller plus loin et de connaître l’état rayonnant d’amour par le simple fait d’exister, en direction de toutes et de tous, comme le soleil éclaire indistinctement son environnement entier. On touche le divin en soi quand on aime ses ennemis, ceux qui ne nous aiment pas ou nous méprisent. Cet amour ne détruit rien, ni l’enfant en nous avec ses besoins, ni l’adolescent avec ses demandes, ni l’adulte avec ses désirs, il nous rend libre de toutes les formes d’amour. Amour et liberté s’embrassent dans une ouverture totale. Cet amour gratuit – impossible pour le pervers et l’égo – peut se distiller à tous les niveaux : mettre de l’agapè dans l’enfant en nous qui veut consommer l’autre ; mettre de l’agapè dans l’éros ou la philia pour élargir la perception de ce qui est.

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